Enron aux mille et une escroqueries ![]() Au-delà de la destruction d'un conglomérat géant - et de la ruine de ses salariés, dont même le financement de la retraite est désormais compromis -, l'affaire éclaire tout à la fois le cynisme des dirigeants de l'entreprise, la symbiose entre multinationales et responsables politiques américains, les étranges pratiques d'une firme d'audit, l'arrière-cour des déréglementations et du système des fonds de pension. Par TOM FRANK Auteur de The Conquest of Cool (The Universi ty of Chicago Press, Chicago, 1997) et de One Market Under God : Extreme Capitalism, Market Populism and the end of Economic Democracy (Doubleday, New York, 2000). « Je crois en Dieu et je crois dans le marché », expliquait, il y a un an, M. Kenneth Lay, président d'Enron (1). Puis, assimilant Jésus-Christ à une sorte de libéral-libertaire fin de siècle, ce titan du secteur de l'énergie ajoutait : « Il voulait que les gens puissent choisir. » Enron s'attela donc au travail du Seigneur en oeuvrant en faveur de la déréglementation de l'électricité. Chemin faisant, l'entreprise se métamorphosa. Spécialiste des oléoducs, elle devint négociant géant sur le marché de l'énergie : EDF figura un instant dans sa ligne de mire. La prédestination divine se confirma : la rémunération de M. Lay atteignit 141,6 millions de dollars en 2000, en hausse de 184 % par rapport à l'année précédente. « Nous sommes du côté des anges ; dans toutes les affaires que nous avons conduites, nous sommes les bons gars », expliqua M. Jeff Skilling, ancien directeur général d'Enron, au magazine Business Week. L'entreprise s'était gargarisée de sa « transparence ». Au moment de sa déconfiture, elle dévoila un mélange de fraudes et de népotisme. Sans oublier une exagération prodigieuse de ses profits qui provoqua la panique des investisseurs et l'effondrement d'un empire énergétique dont le chiffre d'affaires avait dépassé 100 milliards de dollars. En un an, sa valeur boursière a été divisée par 350. Un tel destin éclaire à sa manière le débat sur les fonds de pension : 60 % des sommes destinées à financer la retraite des employés d'Enron étaient investis en actions de la société... Si la dégringolade s'explique par plusieurs facteurs, l'idéologie de l'entreprise et une passion des marchés proche du culte d'une secte en constituent le liant. Car, c'est à peine une coïncidence, ceux qui ont conçu des publicités raillant les fonctionnaires obsédés par le désir de réglementer l'activité de briseurs de tabous se sont révélés des délinquants financiers. Enron ayant été l'enfant chéri de tous ceux qui pensaient que les marchés constituaient l'acmé de l'existence, sa faillite fournit une bonne occasion de réfléchir à l'ouragan de privatisations et de déréglementations auquel nous avons assisté depuis vingt ans. Vu d'Enron, on observe tout à la fois une direction d'entreprise qui prend le large avec des dizaines de millions de dollars dans la poche, des salariés qui perdent tout, jusqu'à l'argent investi pour leurs retraites, des clients que l'on condamne aux coupures de courant, des responsables politiques corrompus, des agences de notation d'autant plus bienveillantes que les entreprises qu'elles auditent les rétribuent parfois à titre de conseillers (2), des milices patronales, des bulles boursières qui un jour éclatent. Une leçon de choses, en somme. Bien sûr, Enron a dupé les spécialistes de la finance. Mais, plus important en définitive, elle a réussi « politiquement » en vendant au monde entier l'idée selon laquelle la passion des marchés et de la déréglementation correspondait à une « révolution », à l'expression d'une « créativité », à la liberté elle-même. Les entreprises devaient être libres d'agir à la manière de dieux séculaires dans le monde entier afin que nous accédions à la démocratie et au pouvoir du peuple. Pour les gourous du management, Enron constituait une opération quasiment sainte. Le petit fabricant d'oléoducs devenu grand - et ambitieux - achetait, vendait, proposait son énergie au pays tout entier. Mais foin d'oléoducs, d'usines et d'actifs physiques devenus archaïques ! C'était l'ère de l'Internet, de la « nouvelle économie ». Enron n'était rien moins qu'un « créateur de marchés », un missionnaire de l'esprit d'entreprise et de l'accumulation des bénéfices n'hésitant pas, pour accomplir sa tâche, à plonger dans les strates les plus profondes d'une vieille économie encore engoncée dans une idéologie de réglementations et de service public. Vous doutez ? Regardez nos profits ! Comme Elvis Presley Les dernières années furent celles de l'enronphilie. Dans un ouvrage de Gary Hamel publié en 2000, Leading the Revolution (« A la pointe de la révolution »), l'auteur estimait que, dans cette entreprise « révolutionnaire », les « idées radicales » fleurissaient car elles étaient encouragées à s'exprimer : « De nouvelles voix peuvent se faire entendre. » L'entreprise se référait même à Gandhi, à Lincoln et aux militants des droits civiques qui, en 1963, risquaient leur vie en Alabama pour arracher l'égalité des Noirs... En avril 2000, le prestigieux magazine Fortune assimila Enron à Elvis Presley. Le passage qui suit semble à ce point baroque qu'il mérite d'être reproduit dans son intégralité : « Imaginez un dîner dansant de country club avec un groupe de vieux canassons tournoyant avec leurs épouses sur un air de Guy Lombardo interprété par un orchestre en tenue de smoking. Soudain, le jeune Elvis fait une entrée fracassante avec un costume en lamé d'or, une guitare rutilante et des hanches virevoltantes. Une moitié des valseurs s'évanouissent, une autre moitié ou presque s'indignent. Mais quelques-uns se mettent à aimer ce qu'ils entendent, ils découvrent que leur pied bat la mesure, commencent à enlacer d'autres partenaires de danse, et soudain se lancent dans une gigue bien différente. Eh bien ! dans l'univers réglementé des entreprises énergétiques, Enron Corp. est Elvis. » En septembre 2000, Jeff Skilling, alors directeur général de l'entreprise, affirmait en couverture de Business 2.0 « la révolution continue » au moment même où les perspectives de profits venaient de sombrer. Pour lui, la métamorphose d'Enron en une « entreprise virtuelle intégrée » laissait poindre la « lumière d'un avenir possible ». Les vérités révolutionnaires de la nouvelle économie n'avaient pas encore dit leur dernier mot. Ce numéro du magazine était encore en vente quand Jeff Skilling disparut mystérieusement du quartier général d'Enron. Assez vite, on prétendit néanmoins que la déconfiture n'avait rien à voir avec le culte des marchés et des privatisations. « Aucun rapport ! », trancha le Wall Street Journal à coups d'éditoriaux plus rapprochés et frénétiques. Tout s'expliquait en réalité par le fait que l'Etat n'avait pas assez déréglementé (3)... Une des émissions financières de la radio publique NPR estima que, compte tenu des efforts d'Enron pour maintenir bas les prix de l'énergie, les consommateurs devaient craindre la faillite d'une entreprise presque philanthropique. Même aux moments les plus glorieux de l'entreprise, il était difficile de comprendre ce qu'Enron « fabriquait » précisément. A l'évidence, le rôle de « concepteur de marchés » (market maker) impliquait une pléthore de contrats et de placements financiers audacieux. Il obligeait aussi à s'impliquer en politique, c'est-à-dire à financer les deux principaux partis américains puisque d'eux dépendait l'ouverture des nouveaux marchés. C'est aussi pour cela qu'Enron dut se consacrer à un travail permanent de relations publiques. « Révolutionnaire », l'entreprise vendait la déréglementation comme un grand pas en avant de la liberté humaine. Il s'agissait, n'est-ce pas, de rendre le pouvoir au peuple. Si, dans certains Etats, les électeurs rechignaient, l'entreprise s'adressait ailleurs, achetant de manière tout à fait légale - via ses bienfaisances financières aux campagnes des élus - les concours dont le peuple espérait la priver. M. Kenneth Lay versait de l'argent au président Clinton, avec qui il partageait des parties de golf ? L'administration démocrate se fit un devoir d'appuyer les entreprises d'Enron à l'étranger. Enron versa aussi de l'argent - et beaucoup - au chef parlementaire républicain, M. Thomas Delay ? Celui-ci introduisit la proposition de loi relative à la déréglementation du marché de l'électricité. Enron s'employa aussi à aider M. George W. Bush à devenir une personnalité politique nationale. Quand l'actuel président des Etats-Unis était encore gouverneur du Texas, il traversait cet Etat dans un jet privé fourni par la compagnie. Puis, dans sa campagne pour la Maison Blanche, il eut Enron comme principal contributeur. Ce n'était pas tout. M. Kenneth Lay était à la fois une connaissance d'affaires de l'actuel vice-président des Etats-Unis, M. Richard Cheney, et le coprésident de la Fondation Barbara Bush contre l'illettrisme. La symbiose d'Enron avec les cercles dirigeants allait même permettre à M. Lay d'être le seul patron d'une entreprise électrique à rencontrer M. Cheney en tête à tête au moment où ce dernier préparait le plan énergie de l'administration. Il aurait également suggéré un certain nombre de désignations à la tête de l'agence fédérale chargée de réglementer son secteur d'activité. Au Royaume-Uni, où Enron sut tirer parti des privatisations de l'eau, l'entreprise compta en 1998 au nombre des parrains financiers de la réunion annuelle du Parti travailliste. Offrir aux législateurs « amis » un emploi ou une position dorée dans l'entreprise a également constitué une arme très efficace. En 1993, Mme Wendy Gramm, épouse d'un sénateur républicain du Texas candidat à l'élection présidentielle en 1996, obtint en sa qualité de membre d'une commission de réglementation une exemption lucrative pour Enron. Elle ne tarda pas à devenir membre du conseil d'administration de la firme. Même coïncidence dans le cas de Lord John Wakeham, un conservateur britannique qui joua un rôle-clé lors de la désastreuse privatisation de l'eau au Royaume-Uni. Encore une coïncidence dans le cas de M. Frank Wisner, ambassadeur des Etats-Unis en Inde du temps de l'administration Clinton : il permit à l'entreprise de décrocher en 1993 un contrat de 3 milliards de dollars pour construire une centrale électrique de 740 mégawatts très controversée à Dabhol, puis il fit pression sur le gouvernement indien le jour où celui-ci entendit revenir sur cette décision (le vice-président Cheney intervint également). Un siège au conseil d'administration d'Enron attendait M. Wisner quand il prit sa retraite du département d'Etat. Ambassadeurs de service Il faudrait aussi mentionner au nombre des personnalités politiques liées à Enron l'actuel président du Parti républicain, M. Marc Racicot, M. James Baker, ancien secrétaire d'Etat, M. Lawrence Lindsay, un des économistes conseillant l'actuel président, deux des responsables de la campagne présidentielle démocrate de M. Albert Gore. Le scandale risque ainsi d'éclabousser nombre d'adorateurs du marché, dans les deux partis (4). L'entreprise que dirigeait M. Lay s'est distinguée d'une autre manière : c'est l'une des seules à avoir fait l'objet d'un rapport d'Amnesty International qui détaillait le traitement brutal infligé à des villageois de Dabhol par des vigiles d'Enron. Les techniques de persuasion ont aussi pris d'autres formes. M. John Kachamila, ministre des ressources naturelles du Mozambique, qui eut à traiter un contrat de gaz naturel sollicité par Enron, raconte les pressions des représentants du gouvernement américain : « Ils menaçaient de nous faire perdre des fonds de développement si nous ne signions pas - et vite. Leur diplomate, en particulier M. Mike McKinley (alors chargé d'affaires à Maputo), m'a obligé à signer un accord qui n'était pas bon pour le Mozambique. Ce n'était pas un diplomate neutre, on avait le sentiment qu'il travaillait pour Enron. Nous recevions aussi des appels de sénateurs américains qui nous menaçaient de ceci ou de cela au cas où nous ne signerions pas. Ils ont lancé une campagne de calomnies contre moi, suggérant que je refusais de signer parce que je voulais un pourcentage (5). » Les apologistes d'Enron redoutent une remise en cause de l'« héritage » de la déréglementation. Ils ont raison. Privée des pressions politiques et des financements des campagnes des élus, la déréglementation n'a pas le même avenir. Si désormais les municipalités tranchent uniquement en fonction du prix et de la qualité du service, il est peu probable qu'elles privilégient autre chose que des régies municipales. L'exemple de la déréglementation en Californie a eu valeur pédagogique : l'explosion du prix de l'électricité fut générale dans tout l'Etat, à l'exception de la ville de Los Angeles, qui possédait ses propres centrales. La « nouvelle économie » des années 1990 a sacrifié l'idée d'un service rendu au public sur l'autel de l'idéologie du marché. Les marchés, expliquait-on, valent toujours mieux et sont toujours plus démocratiques. Longtemps, la grande presse a carillonné de concert avec Enron. Apprenant la destruction du grand conglomérat, un fonctionnaire californien a donc laissé échapper, soulagé : « Dieu existe. » TOM FRANK. (1) San Diego Union Tribune, 2 février 2001. (2) Ce fut en particulier le cas du cabinet d'audit Arthur Andersen, qui reçut 27 millions de dollars d'Enron, dont Andersen certifiait les comptes. (3) Dans le très républicain Wall Street Journal du 18 janvier 2002, la faillite d'Enron est mise sur le compte de la culture « des années Clinton ». Et le penseur reaganien George Gilder a imputé les embrouilles financières de l'entreprise à la complexité des règles fiscales américaines. (4) Les contributions électorales de la firme ont certes privilégié le Parti républicain, mais les démocrates ont eux aussi profité des dons de la firme aujourd'hui en faillite. (5) Houston Chronicle, 1er novembre 1995. LE MONDE DIPLOMATIQUE | FÉVRIER 2002 |
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